Une décision d'arrêt de soins c'est toujours un moment difficile à entendre pour les soignants.
D'ailleurs je ne devrais pas parler d'arrêt de soins mais de transition de soins curatifs à des soins palliatifs.
Ça renvoie à plein de choses. A sa propre impuissance. C'est rendre les armes.
Souvent c'est "mieux" pour tout le monde mais ce n'est pas facile à accepter pour autant.
Parfois c'est encore plus difficile à accepter...
Parce qu'Erwann a 27 ans, un visage d'ange à faire soupirer d'amour n'importe quelle femme, des yeux bleus délicieux, un sourire ravageur et de délicats cheveux blond foncé.
Et une tumeur osseuse qui lui ronge la hanche depuis des années.
Il a consulté parmi les plus grands professeurs du pays, suivi tant de traitements différents validés ou en essais cliniques.
Erwann devrait avoir toute la vie devant lui mais "toute la vie" ça ne représente plus beaucoup de temps le concernant.
Malgré tous les efforts de tout le monde depuis des années, la tumeur a essaimé. Transformant l'imagerie du corps d'Erwann en début d'allégorie de la Voie Lactée.
Alors Erwann lors de sa dernière hospitalisation, de ses grands yeux bleus magnifiques qui ne cillaient pas à annoncer qu'il ne voulait plus de traitements pour le soigner.
Il a tué l'espoir. Pour lui. Pour nous. Pour sa famille.
Ca a été très difficile à accepter par tout le monde. Ce n'est pas très glorieux mais laisser partir un monsieur de 80 ans qui a bien vécu et 4 enfants, 12 petits enfants et 18 petits enfants; c'est un tout petit peu moins difficile que pour Erwann. Pas "facile", juste un tout petit moins difficile.
Ca a été d'autant moins facile que sa famille - très présente - n'a pas du tout accepté sa décision, se retournant contre les équipes soignantes en les accusant de le laisser mourir et de l'avoir poussé à cette décision. Moment extraordinairement violent.
C'est difficile pour tout le monde.
Pour moi aussi. Je ne peux pas m'empêcher de me dire que quelque part, dans un univers parallèle lointain, je lui adresserais un sourire séducteur au lieu de ce sourire maternant et compatissant que je lui adresse en rentrant dans sa chambre.
Je ne peux pas m'empêcher de lui demander - et sans doute ne suis-je pas la première - s'il a bien compris ce qu'impliquait sa décision.
Son regard magnifique ne cille toujours pas, il ne montre pas le moindre signe d'impatience quand il me répond qu'il a bien compris qu'il n'y avait plus d'espoir et qu'il allait mourir. Mais que continuer les traitements le ferait aussi mourir.
Il me dit qu'il veut profiter avant cette échéance. Quoi de plus normal me dis-je ... je pense voyager un peu, voir ses amis, sa famille.
Lui il pense autre chose : "rencontrer quelqu'un, peut-être faire un enfant, le voir un grandir. Au moins un peu".
Ca me brise le cœur. L'espoir est mort mais en même temps il ne l'est pas.
Je me demande comment enchaîner après ça pour lui poser la véritable question, celle qui m'a poussée à venir le voir. Il n'y a jamais de bonne façon de poser cette question alors je me lance.
"Vous avez réfléchi ... où vous voudriez ... mourir. Le moment venu?"
C'est une question importante. Délicate.
On dit toujours que la mort est devenue trop médicalisée, que maintenant les gens meurent surtout à l’hôpital alors qu'avant il mourrait chez eux. Mais il existe de plus en plus de dispositifs permettant d'accompagner les gens en fin de vie à domicile.
Encore faut-il qu'ils le veuillent.
Et je ne sais pas si Erwann le voudra.
Je sais qu'à cause de la maladie il n'a jamais pris son indépendance, vivant toujours chez ses parents.
Est-ce qu'on a envie de mourir dans le lit et la chambre dans laquelle on a grandi? Au milieu de tous ses souvenirs qui nous promettaient un avenir radieux?
Erwann prend ma question très au sérieux. Manifestement concentré et absorbé par sa réflexion.
Et puis il me dit de revenir le lendemain, qu'il saura où il veut mourir.
Erwann ne m'a pas menti.
Le lendemain j'avais ma réponse.
Il est mort au cours de la nuit ... dans son lit d’hôpital.