Elle, elle crucifie les gens avec ses mots comme d'autres épinglent les papillons sur des murs.
Avec ses paroles. Sans même s'en rendre compte.
Elle râle tout le temps contre tout le monde, qu'on ne la laisse pas mourir tranquille.
Elle râle contre son Dieu, qui traîne pour venir la chercher.
Elle râle ...
Je la comprends.
C'était une femme active, très, déjà adolescente elle mettait la main à la pâte pour aider ses parents. Toute sa vie elle a travaillé, durement, courageusement. Toute sa vie elle a été utile.
Aujourd'hui ... aujourd'hui elle est tellement faible qu'elle demande l'assistance des aide-soignantes pour passer du lit au fauteuil de peur que ses jambes ne la lâchent pendant ce mètre et qu'elle ne tombe.
Et elle ne supporte pas de se voir ainsi. Elle n'accepte pas son état.
C'est une souffrance qu'aucun médicament ne peut atténuer, la conscience claire de ce corps défaillant, de sa débilité physique grandissante. La dépression de se croire devenue complètement inutile, un poids (mort) pour ses proches et pour l'équipe.
Alors elle crucifie les gens en clamant haut et fort son envie de mourir. Vite.
De quitter cette terre qui n'a plus rien à lui offrir et à qui elle pense ne plus rien avoir à offrir.
D'ailleurs si elle n'était pas aussi pétrie de religion, je craindrais qu'elle ne se suicide. Mais non elle attendra. Je crois.
Un matin, je suis dans sa chambre pour régler quelque chose, un élève infirmier en stage entre.
Il est seul, ça fait quelques semaines qu'il est là déjà alors ... alors il comble le manque de personnel en faisant seul une partie du travail.
Et elle - tellement dans son système de pensées cycliques, inconsciente de la souffrance que ses déclarations inflige aux soignants - elle ne fait pas attention et elle lui dit "j'ai hâte de mourir, je n'ai plus rien à faire ici". C'est la première fois qu'elle lui dit une chose pareille, j'en suis sûre.
Ca me fait mal pour lui. On n'a pas tellement de différence d'âge mais j'ai l'impression qu'il y a 10 000 ans d'expérience entre nous.
Je le vois perdre pied, se sentir happé dans un marécage empoisonné. Je vois toute la violence de cette phrase sur lui, pas prêt du tout à entendre quelque chose d'aussi douloureux.
Et je l'entends rejeter violemment ce qu'elle vient de dire, l'engueuler, lui interdire de jamais redire ça.
Tout ce qu'il ne faut pas faire.
La colère comme défense mentale, l'agressivité comme mécanisme de survie réflexe.
Elle se referme sur elle comme une huître. Et elle attend qu'il sorte, presque en claquant la porte, comme furieux.
C'est difficile oui. D'accepter de les laisser verbaliser, d'accepter de les laisser dire leur aspiration à la mort, à la mort comme une délivrance, à ce que tout ça cesse.
De les écouter même le dire. De ne pas rejeter ça en pagaille, voire de ne pas qualifier ça de "fadaises". De quitter son point de vue à soi pour adopter le leur.
Ca renvoie forcément à plein de choses d'avoir en face quelqu'un qui tient ce discours. Sur son propre rapport à la mort (et donc à la vie), sur les gens qu'on a perdu peut-être, sur son propre sentiment d'impuissance et/ou d'inutilité ...
Ca ne veut pas dire qu'ils réclament une mort accélérée, ça veut juste dire qu'ils ont renoncé à la vie et qu'ils attendent sereinement la mort. Mais que l'attente pèse. Et on n'a pas le droit je crois de leur interdire de le dire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire