vendredi 29 mars 2013

Bouts de vie ...

"Si j'avais su que je vivrai si vieux..." murmure-t-il doucement perdu dans ses pensées.

C'est vrai que le compteur d'années de Raymond commence à afficher un numéro plutôt élevé.
Mais on sait tous les deux qu'il n'ira guère plus loin.

"Mon petit fils a eu 18 ans aujourd'hui, ça y est il est majeur" ajoute-t-il.
"A mon époque la majorité c'était 21 ans ... (silence) Enfin moi à 18 ans j'étais au maquis. Et j'avais déjà vu 7 de mes copains mourir dans des embuscades".


Je suis souvent émue par ces petits fragments de vie que j'ai l'occasion d'entre-apercevoir dans l'exercice de mon métier. De ces petites anecdotes dont la portée est souvent minimisée par ceux qui l'ont vécu, de ces moments où la petite histoire croise la Grande.
J'aime en être la dépositaire, comme une petite marque de confiance. Comme un rappel aussi que si aujourd'hui je connais la sécurité et la prospérité c'est grâce à eux que je le dois.
Mais je regrette surtout l'idée que ces fragments de mémoire disparaissent avec ceux qui ont vécu ces instants.

Je me souviens toujours avec émotion d'un reportage qui montrait une biographe permettant aux personnes en fin de vie au sein du service d'onco-hémato de l’hôpital de Chartres de raconter leur vie afin d'en tirer un livre. Le livre de leur vie.
J'aimerais que ce soin de support se développe, car je crois que - même si comme Raymond tout le monde n'a pas vécu des choses à ce point rares et tragiques - chaque vie est extraordinaire et mérite d'être transmise.

dimanche 3 mars 2013

Bon ben ... salut!

Quand il rentre dans la chambre, il ne la regarde même pas.
Il me regarde moi droit dans les yeux ... mais surtout pas sa mère dans le lit à côté. Quand il détourne les yeux de moi il regarde au dessus, en dessous, à droite, à gauche. N'importe où. Sauf là.
Là où elle, elle est.
C'est tellement évident qu'il fait tout pour ne pas la regarder que j'ai l'impression que la réalité a été découpée là où elle se trouve, qu'en fait elle n'est pas là et que c'est pour ça qu'il ne la regarde pas.

Mais elle y est bien.
Et son regard à elle implore que son regard à lui se pose enfin sur elle. Lui reconnaisse d'exister, d'être là, et d'être là malade, allongée dans un lit d’hôpital.

Il lui ramène son ordinateur, le pose dans un coin en disant qu'il est réparé. Juste quelques mots, deux phrases au pire et puis "bon j'y vais". Il ne doit pas être rentré dans la chambre depuis plus d'une minute.
Sa mère ne réprime pas un "déjà?" et j'ajoute rapidement que j'avais fini et qu'il peut rester.
Mais non il s'en va quand même, en disant qu'il rentre chez son père. Comme si ça justifiait qu'il ne reste pas 5 minutes de plus.
Il part sans dire au revoir, sans l'embrasser, sans dire quand il reviendra, sans lui demander comment elle va.
Il ne l'a pas touché une seule fois des yeux. Pas une seule fois physiquement non plus.
Le rejet qu'il exprime envers sa mère et sa maladie me laisse tétanisée.

Sa mère ne dit rien. Pas un hoquet, pas un pleur, pas une plainte, pas un hurlement.
Pourtant quand elle me regarde, je lis dans ses yeux toute la douleur d'une mère rejetée par son fils parce qu'elle n'est pas celle qu'il voudrait avoir.
Ou dans sa tête à lui ... déjà morte.