Lucie est une bulle de vie, pétillante, active, drôle, généreuse.
Elle a quitté amis et emploi stable pour rejoindre celui qui partage sa vie depuis deux ans.
Un jour, le bonheur se brise : comme 53000 femmes en France et malgré son (jeune) âge, Lucie a un cancer du sein.
Vaillamment elle entame son parcours : chirurgie, chimiothérapie, radiothérapie.
Toujours le sourire aux lèvres et une attention délicate pour chacune des personnes qui l'accompagne sur ce chemin, jamais une plainte.
Au fil du temps néanmoins, le sourire devient plus terne. Moins spontané, voire carrément forcé. Personne ne s'inquiète vraiment, le parcours thérapeutique est rude, difficile de ne pas en subir les effets psychologiques. On l'envoie à la psy quand même. Elle n'y va qu'une fois, me dit qu'elle ne veut pas y retourner, que "le courant ne passe pas". Elle est comme ça Lucie, sans compromis : elle aime ou elle déteste.
Les mois passent, les traitements avancent, les résultats sont bons et Lucie s'étiole de plus en plus. Quand j'y repense je me dis que j'aurais pu voir avant, du voir avant, les signes étaient là. Mais on la voyait trop souvent pour mesurer le changement. Comme quelqu'un qui grossit petit à petit.
Lucie finit la radiothérapie, épuisée physiquement et psychologiquement, amaigrie. Elle devrait être heureuse que ça s'arrête, elle ne l'est pas.
Mais la fin des traitements est finalement une phase aussi compliquée émotionnellement que le début, alors là encore les signaux d'alerte ne sonnent pas.
Fini la radiothérapie, bonjour l'hormonothérapie et fini les visites quotidiennes à l'hôpital.
Quand je revois Lucie quelque temps plus tard, je m'attends à la trouver mieux. En fait, son état à encore empiré et me saute cette fois aux yeux. A force de lui poser des questions, elle finit enfin par me parler de ces douleurs articulaires qui la font atrocement souffrir au point de l'empêcher de dormir la nuit. Je lui demande si elle en a parlé à un médecin, l'engueule presque de ne pas l'avoir encore fait. Et puis je me souviens que Lucie ne sait pas se plaindre et que dans son dossier il y a marqué "dure au mal".
Je l'envoie voir son généraliste , la solution la plus rapide dans mon esprit pour que sa douleur soit prise en charge.
En fait non.
Son généraliste lui répond que c'est normal, qu'il faut ... attendre. Alors Lucie attend en serrant les dents.
Deux mois plus tard, l'oncologue lui change son traitement d'hormonothérapie en disant que ça vient peut-être de là et qu'il faut attendre pour voir si les douleurs disparaissent. Alors Lucie attend en serrant un peu plus les dents.
Au bout de 4 mois, Lucie a toujours mal. Et en plus elle n'en peut plus. Moralement elle se sent épuisée par ces douleurs. Ça fait 4 mois que Lucie a mal au moindre mouvement, qu'elle ne peut plus lever les bras ni s'accroupir. Elle, si dynamique, hait la femme qu'elle est devenue. Je lui demande pourquoi elle n'a pas encore été à la consultation douleur, réalise que personne ne le lui a jamais proposé en 4 mois... Je l'y envoie d'urgence. D'urgence, ça veut dire rdv dans 2 mois ...
Prise en charge de la douleur, priorité dans les soins des patients ... ça dépend des jours.
Ça ce n'était que la partie émergée de l'histoire.
Au fil des mois et de la maladie, son prince charmant l'est devenu beaucoup moins. Dégoûtée par son corps il la rejette, il s'est mis à boire ... et à la frapper.
Et elle ne peut pas le quitter, financièrement dépendante de lui, paralysée par ses douleurs qui l'empêche de reprendre une activité professionnelle, la sécu a décidé de la mettre en invalidité et de lui accorder ... 300 euros par mois pour vivre.
Des murs partout, une sortie pour elle nul part. Et le sourire qui disparaît sans que personne n'y prête attention.
On a essayé de lui trouver des solutions, de la mettre à l'abri, de régler enfin le problème de ses douleurs. Mais Lucie est seule, pas de famille sur qui s'appuyer et les choses sont lentes ...
Trop lentes.
Un jour sombre d'automne, Lucie a rassemblé toutes les petites pilules prescrites par ses différents médecins et elle les a toute avalé. Seule porte de sortie que Lucie a trouvé.
Concernant Lucie, j'ai failli, l’hôpital a failli, la société a failli.
Elle m'avait dit un jour que le cancer ne l'avait pas tué mais qu'il lui avait volé sa vie et ne lui avait rien laissé à quoi se raccrocher.
Lucie ne rejoindra pas les statistiques des décès par cancer, pourtant quelque part, je me dis qu'elle devrait.