Mme F. vit dans un autre temps que le notre.
Un temps où le passé immédiat s'efface au fur et à mesure sans jamais s'inscrire dans sa mémoire ou rarement. Dans la durée ne reste que les vieux souvenirs, ceux d'il y a 50 ans ou plus.
Ca fait penser à ce qu'on nomme les démences séniles mais la faute en revient à ces tumeurs qui prolifèrent sans son cerveau et perturbent son fonctionnement.
La mémoire est altérée, la motricité aussi mais c'est moins flagrant lors d'une conversation.
Parce que Mme F. "radote".
Elle pose cinq fois de suite la même question, ne se souvenant plus quelques secondes après de la réponse.
Alors elle nous demande sans arrêt où nous vivons, si nous avons amené notre repas et de quoi il est composé, si nous sommes mariés, si nous avons des enfants ou des animaux, s'il fait froid aujourd'hui et beau etc... Encore et encore. Un flot continu. Usant pour ses interlocuteurs. Très usant au quotidien.
Pour rendre ça moins pénible, j'en ai fait un jeu. Lui racontant un jour que je suis mariée avec deux enfants, un jour que je suis célibataire, un jour que j'ai 22 ans quand le lendemain j'en ai 29. Ca me permet de tester sa mémoire accessoirement.
Mme F. ne reconnait pas les gens d'un jour sur l'autre. Souvent d'une heure sur l'autre. Sauf sa famille. Au début il fallait incessamment s'identifier, se représenter, redéfinir son rôle. Maintenant elle ne demande plus, je pense que quelque part dans son esprit s'est fixé que quelque soit la personne qui rentre dans sa chambre, elle n'était pas une menace et pouvait avoir confiance.
Mme F. est perdue. Elle ne sait plus où elle est ni pourquoi elle y est. On a arrêté de le lui dire à chaque fois. Trop dur pour elle de s'entendre annoncer sa maladie encore et encore, trop dur pour nous de devoir gérer l'annonce perpétuelle de la maladie. On ne lui redit que dans ces quelques instants où un peu de continuité dans sa mémoire semble lui revenir.
Mme F. raconte. Des choses qu'il faut trier pour faire la part entre la réalité et ce que son esprit a reconstruit pour combler les manques de sa mémoire altérée. Mais il y a toujours un fond de vérité.
Un jour elle a travaillé 4 ans dans un hopital d'une autre ville. Le lendemain c'était 7 ans, le jour d'après 10. En fait elle a travaillé 7 ans dans une clinique de la ville.
Un jour elle dit qu'elle a mal à la jambe parce qu'elle est tombée il y a 2-3 jours dans les couloirs, un jour qu'elle se l'est cassée quand elle avait 11 ans, un jour qu'elle s'était cassée les deux jambes d'un coup. La vérité c'est qu'elle est tombée dans un escalier de sa maison de retraite il y a 3 mois et qu'elle s'est cassée le fémur entrainant son hospitalisation. C'est à cette occasion qu'on a découvert ce qu'elle avait. Jusque là personne ne s'était vraiment inquiété de l'altération de ses fonctions. Ni sa famille, ni la maison de retraite où elle résidait. La fracture a été soignée, pour le reste ... il n'y avait plus rien à faire.
Mme F. est décédée ce matin. Elle ne racontera plus jamais son histoire réécrite, elle ne sera plus jamais angoissée de ne pas savoir où elle est, elle n'usera plus l'équipe à leur poser pour la 20e fois de la journée la même question.
Surtout Mme F. ne priera plus le ciel en pleurs de mourir dans ces instants de lucidité où elle était consciente "de ne plus avoir la tête" et où nous ne savions comme la réconforter.
Mme F. va me manquer.
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